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Adonides

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Le fond de l'air est frais
 Joan Miró & Jacques Prévert
Poèmes de Jacques Prévert, Gravures
à l’eau forte de Joan Miró
Paris, Maeght Editeur, 1975

Joan Miró et Jacques Prévert se sont
rencontrés à Paris durant les années
surréalistes. Le livre Adonides est
le témoignage de leur amitié mais
également le seul ouvrage de biblio-
-philie effectué de concert par les 
deux artistes, et aussi le dernier
livre du poète. A l’origine, Miró
avait proposé une maquette-collage 
complètement aboutie et Prévert
l’avait désapprouvée.

Fort de ce refus et humble face
à la critique, Miró se remit au
travail. Il eut l’idée d’imprimer
en blanc les cuivres gravés en 
1947. Le poète applaudit et décida
alors, enthousiaste, d’écrire 
directement sur les planches.
Pour ce livre, Joan Miró utilisa et
imbriqua diverses techniques :
eaux-fortes, lithographies, estampages 
du papier. Jacques Prévert suivi de
près la réalisation mais décéda 
avant la fin de l’impression. Un fac
-similé de sa signature a été reproduit
à côté des signatures manuscrites de 
Joan Miró et d’Aimé Maeght.Adonides 
comporte soixante-cinq gravures en 
couleurs à l’eau-forte et à la 
pointe-sèche, sur lesquelles Jacques
Prévert a directement écrit.

"adonide des moissons"
C’est au XVIe siècle que cette plante
a pris le nom “d’adonide ", par 
allusion à une légende mythologique :
une jeune fille nommée Myrrha, 
transformée en arbre(l’arbre à myrrhe)
par les dieux, donna naissance à un
fils : Adonis. Aphrodite trouva 
l’enfant si beau qu’elle le recueillit
et le confia à Perséphone,déesse des 
enfers, afin qu’elle l’élevât.
Mais une fois Adonis devenu adulte,
Perséphone, conquise par sa beauté,
refusa de le rendre. Une querelle 
s’ensuivit entre les deux déesses 
et les dieux durent intervenir pour 
trancher : il fut décidé que le jeune 
homme passerait une partie de l’année
avec chacune. Mais un jour qu’Adonis 
était à la chasse, il fut mortellement
blessé par un sanglier. Il mourut dans
les bras d’Aphrodite, perdant son sang 
sur les fleurs alentour : c’est ainsi 
que les anémones et certaines adonides
sont devenues rouges.
Quand la vie a fini de jouer
la Mort remet tout en place


Toute
réflexion faite
par ces temps de malheur
le miroir s'est brisé.


Le vrai jardinier
se découvre
devant
la pensée sauvage

Un homme et une femme 
qui jamais ne se sont vus. 
Ils vivent très loin l'un de l'autre,
et dans des villes différentes.
Un jour ils lisent la même page
d'un même livre en même temps : 
à la seconde seconde 
de la première minute 
de leur dernière heure exactement.

Quand le rêveur revient à la vie
La vie parfois lui sourit.
Plus souvent 
lui règle son compte 
et le congédie.

Lettre d'un petit monstre
Pourquoi dire des monstruosités
à un monstre ?
Est-ce utile et gentil pour lui ?
C'est terrible d'être un monstre 
sans le savoir
Mais comment un monstre 
peut-il se débrouiller
pour vivre heureux 
sachant ce qu'il est ?
Pourquoi l'avoir renseigné ?
Pauvre monstre
Il est bien gentil pourtant
Tu ne le connais pas.


Pourquoi pourquoi ?
Depuis longtemps
quand ils disent pourquoi
quand ils répètent pourquoi
et quand ils vous ordonnent
de quémander pourquoi
c'est pour taire pourquoi
escamoter pourmoi
Question à rien
réponse à tout
Il n'y a pas de problème
Il n'y a que des professeurs
Et déjà le piège prend pour
le piège à cons
le piège angoisse
le piège terreur
pas même ignorée la question
pas même réfutée la question
pas même huée moquée 
tournée en dérision
Déjà du grand savoir 
commence l'heureuse démantibulation

Ce n'est pas moi qui chante
C'est les fleurs que j'ai vues
Ce n'est pas moi qui rit
C'est le vin que j'ai bu
Ce n'est pas moi qui pleure
C'est mon amour perdu

La nuit chasse le jour 
qui pourchasse la nuit
Ombre sans nombre
Nombres sans ombre
À l’infini
Au pas cadencé
Nombre des ombres
Ombre de nombres
À l’infini
Au pas commencé
La nuit chasse le jour 
qui pourchasse la nuit
Et la meute des jours 
sans fin hurle à la vie. 

Un seul oiseau en cage
La liberté est en deuil
Oh ma jeunesse
Laisse à ma joie de vivre
La force de te tuer.

Le cheval ne mange pas de Jockey
Le tigre ne mange pas de saumon
L´agneau ne mange pas de Pascal 

Mangez sur l'herbe
Dépêchez-vous
Un jour ou l'autre
L'herbe mangera sur vous.

J'ignore tout ce que je sais
et ne sais rien du tout
de tout ce que j'ignore
Comment pourrais-je 
croire à la mort
puisque je sais que 
tu mourras un jour.

C'est quand il n'y a pas grand-monde
 qu'il y a grand-chose

Et Dieu surprenant Adam et Eve 
leur dit continuez je vous en prie,
ne vous dérangez pas pour moi,
faites comme si je n'existais pas.

Oraison funèbre
I
Pérore pérore pérore
pérore pérore
pérore Raison !
II
Atchoum à Bossuet

et Saint Hubert
but le calice jusqu'à l'hallali

Quand va la vie est un collier
chaque jour est une perle
Quand va la vie est une cage
chaque jour est une larme
Quand va la vie est une forêt
chaque jour est un arbre
Quand va la vie est un arbre
chaque jour est une branche
Quand va la vie est une branche
chaque jour est une feuille

Quand va la vie c'est la mer
chaque jour est une vague
chaque vague est une plainte
une chanson un frisson

Quand va la vie est un jeu
chaque jour est une carte
le carreau ou le trèfle
le pique le malheur

Et quand c'est le bonheur
les cartes de l'amour
c'est le cul et le coeur.

J'aime mieux 
tes lèvres 
que mes livres

Elle disait:
J'aurais vécu de très beaux jours
avec deux merveilleux petits assassins
Elle savait le prix de l'amour
Elle savait le coût de la vie
C'était hier elle savait rire
elle le sait encore aujourd'hui
elle le saura encore demain
comme sa fille et son mari
comme les deux petits assassins

Le temps mène la vie dure
à ceux qui veulent le tuer

Dans ses deux mains
sous ma jupe relevée
j'étais nue comme jamais
Tout mon jeune corps
était en fête
des cheveux de ma tête
aux ongles de mes pieds
J'étais une source qui guidait
la baguette du sourcier
Nous faisions le mal
et le mal était bienfait.

on ne se voit pas dans la mer

En argot dans le texte
Eve adorait le soleil, 
et le soleil a doré Eve
c'est pourquoi 
dans la langue du plaisir
reluire veut dire jouir
et le dit

LE GUIDE :
Suivez le guide ! 
UN TOURISTE :
Je suis le guide. 
SON CHIEN :
Je suis mon maître. 
UNE JOLIE FEMME :
Je suis le guide. Donc je ne 
suis pas une femme 
puisque je suis un homme.
LE TOURISTE :
Je suis cette jolie femme. 
SON CHIEN :
Et moi aussi je suis cette femme, 
puisque je suis mon maître.
LE GUIDE :
Suivez le guide. 
Moi, je ne suis pas le guide, 
puisque je suis le guide.
LE TOURISTE :
Je voudrais bien savoir qui 
est cette jolie femme que je suis.
SON CHIEN :
Je ne suis pas mon maître, puisque 
je suis mon maître
et que cela m'ennuie.

LA JOLIE FEMME :
Je suis le guide, je suis la foule,
 je suis un régime, je suis la mode,
 je ne suis plus une enfant... 
 Oh ! J'en ai assez ! 
 Je ne suis plus personne.
(elle disparaît.)
LE GUIDE :
Oh ! J'en ai assez ! Je démissionne.
(il disparaît.)
LE TOURISTE :
Oh ! Je ne suis plus le guide,
je ne suis plus un homme,
je ne suis plus une femme,
je ne suis plus rien.
(il disparaît.)
LE CHIEN :
Enfin ! Je ne suis plus mon maître,
donc je suis mon maître et 
je ne visiterai pas 
les châteaux de la Loire ! 

Comme cela nous semblerait flou,
inconsistant et inquiétant 
une tête de vivant,
s'il n'y avait pas 
une tête de mort dedans.

un homme et une femme 
se regardent sans rien dire
Ni l'un ni l'autre ne se taisent
mais ils ne peuvent s'entendre

Ta main 
c'est un visage,
ton bracelet
un collier,
Tes deux bagues
tes yeux,
le velours de ta robe,
le blond de tes cheveux 

Dans les trous d
e la mémoire 
on se cache
Dans ses montagnes 
on s'égare. 

le sublime est corrosif

L'interview
- J'ai lu les Bucoliques,
les Provinciales,
les Misérables, les Illuminés,
les Diaboliques, les Désenchantés,
les Déracinés, les Conquérants,
les Indifférents...
-Et que faut-il lire maintenant?
-Les Emmerdants, 
il faut bien vivre avec son temps !

-Rêvez-vous en couleurs? 
demande l'esthéticien. 
-En quoi voulez -vous que je rêve? 
répond l'indien.

Est-ce passe-temps ?
Est-ce passe-temps d'écrire
est-ce passe-temps de rêver
Cette page
était toute blanche
il y a quelques secondes
Une minute
ne s'est pas encore écoulée
Maintenant voilà qui est fait.

La plume ne tombe pas du ciel
L'oiseau comme nous
est un animal terrestre

Être ange
c'est étrange
dit l'ange
Être âne
c'est étrâne
dit l'âne
Cela ne veut rien dire
dit l'ange en haussant les ailes
Pourtant
si étrange veut dire quelque chose
étrâne est plus étrange qu'étrange
dit l'âne
Etrange est
dit l'ange en tapant des pieds
Etranger vous-même
dit l'âne
Et il s'envole.

La principauté des poètes
Quelles images 
voient-ils dans la glace
qui leur renvoie 
de telles grimaces ?

Si j'avais une sœur, 
je t'aimerais mieux que ma sœur.
Si j'avais tout l'or du monde,
je le jetterais à tes pieds.
Si j'avais un harem,
tu serais ma favorite.

Les gaulois ne craignaient 
qu'une seule chose
Ils savaient la science-désastre
Ils étaient pré-nucléaires

Je suis heureuse.
Il m'a dit hier
qu'il m'aimait.
Je suis heureuse et fière 
et libre comme le jour.
Il n'a pas ajouté
que c'était pour toujours."

La veille au soir
La veilleuse du surveillant 
s'est éteinte
Et le surveillant dans la nuit
s'est éteint aussi
Les enfants en rêvant
avaient soufflé sur lui.

La guerre déclarée,
j'ai pris mon courage
à deux mains 
et je l'ai étranglé.

Dieu a fait l'homme 
à son image
L'exhibitioniste 
lui rend hommage.

Le Défilé
ombres sans nombre
nombres sans ombre
à l'infini
au pas cadencé
Nombre des ombres
Ombre des nombres
à l'infini
au pas commencé

Quelque part où il y a la mer
- dans le rêve je sais où c’est –
une fille nue
sans être remarquée
traverse une foule toute habillée
Elle me surprend sans me troubler
C’est d’abord cela mon rêve
mais soudain je vois ma mère
dans une grande voiture 
d’un autrefois encore récent
une voiture pour Noces et Banquets
avec les chevaux le cocher
La mariée c’est ma mère
Est-elle en blanc
Je n’en sais plus rien maintenant
Près d’elle il y a mon père
ou peut-être que je l’ajoute 
maintenant
Et ma mère m’aperçoit
et sourit de son sourire 
toujours enfant
mais elle 

a pour moi en même temps
un regard de tendre 
et douloureux reproche
Je n’ai pas d’excuse
J’aurais dû aller à son mariage
Bien sûr je n’étais pas invité
Je suis de la famille 
et on m’attendait
maintenant il est trop tard
la fête est passée
et ce n’était pas pour moi
la moindre mais la plus pressante 
des choses à faire
Je ne l’ai pas faite
11 décembre 60,
4 heures du matin

Il ne suffit pas d'avoir 
de Belles-Lettres
pour écrire 
un vrai alphabet 

Le chat vit beaucoup 
moins longtemps que l'homme
Qu'importe s'il vit davantage
mais les chevaux 
meurent à vingt ans.

Périple
A partir
De l’avenir
L’oiseau de l’instant même
Trace l’itinéraire
Du rêve et du plaisir

Dieu fait ce qu’il veut 
de ses mains
Mais
Le diable fait beaucoup mieux
De sa queue
Quand Dieu fait la vache
Le diable fait la corrida
Et
Quand Dieu fait
La
Mauvaise tête
Le diable fait le joli cœur

Quand la vie a fini de jouer
la mort remet tout en place

Le Paradis marin
...et
Eve vécut avec un Ange dans une
ile et l'habit bleu de l'ange 
fut jeté aux orties

Les sorciers quand ils font 
de terrifiantes conneries
on accuse toujours l'apprenti

Pierres qui reposez
sur cette juriste nonne

Enterrée la morte
arrachée la fleur
éperdu l'amour.